vendredi 28 novembre 2008

Nietzsche

Nietzsche naît le 15 octobre 1844, dans le village de Röcken, près de Lützen. Son père, Karl-Ludwig Nietzsche, et sa mère, Franziska Oehler, sont tout deux issus d'anciennes familles luthériennes. Sa mère le destinait au pastorat (suivant la tradition familiale : son grand-père et son père étaient pasteurs), et Nietzsche commence des études de théologie. Mais il avait perdu la foi depuis plusieurs années, et s'intéressait à la science, en particulier à l'évolutionnisme darwinien tout récent. Il choisit alors de poursuivre des études classiques de philologie à Pforta, puis monte à Bonn et à Leipzig .

Pendant ses études à l'université de Leipzig, la lecture de Schopenhauer (Le Monde comme volonté et comme représentation, 1818) va constituer les prémices de sa vocation philosophique. Toutefois, l'importance de cette lecture, qui sera au fondement de sa relation avec Wagner, est contestée, car Nietzsche, à cette même époque, s'intéresse à des penseurs rationalistes, en particulier Démocrite. En outre, il lit bien d'autres penseurs et scientifiques. Élève brillant, doué d'une solide éducation classique, Nietzsche est nommé à 24 ans professeur de philologie à l'université de Bâle, puis professeur honoraire l'année suivante. Il développe pendant dix ans son acuité philosophique au contact de la pensée de l'Antiquité grecque dans laquelle il voit dès cette époque la possibilité d'une renaissance de la culture allemande — avec une prédilection pour les Présocratiques, en particulier pour Héraclite et Empédocle. Mais il s'intéresse également aux débats philosophiques et scientifiques de son temps. Pendant ses années d'enseignement, il se lie d'amitié avec Jacob Burckhardt et Richard Wagner (qu'il revoit à partir de 1869) dont il serait un parent éloigné.5 En 1870, il s'engage comme infirmier volontaire dans la guerre franco-allemande, mais l'expérience est de courte durée, Nietzsche tombant malade. Bien qu'il soit à cette époque patriote, Nietzsche commence à formuler quelques doutes à propos des conséquences de la victoire prussienne.
En 1872 paraît La Naissance de la tragédie, qui obtient un certain succès, mais fait l'objet d'une vive querelle avec le philologue Ulrich von Wilamowitz-Moellendorff. Nietzsche formera ensuite le projet d'écrire une dizaine d'essais, les Considérations Inactuelles, mais il n'en paraîtra finalement que quatre, et, mis à part Richard Wagner à Bayreuth, ces œuvres eurent très peu de succès.


Vers 1875, Nietzsche tombe gravement malade, et, à la suite de plusieurs malaises, ses proches le croient à l'agonie. Presque aveugle, subissant des crises de paralysie, de violentes nausées, l'état d'esprit de Nietzsche se dégrade au point d'effrayer ses amis par un cynisme et une noirceur qu'ils ne lui connaissaient pas. Nietzsche commence à se détacher de Wagner qui le déçoit de plus en plus, et il considère le milieu wagnérien comme un rassemblement d'imbéciles n'entendant rien à l'art wagnérien. Alors que Nietzsche rédige Richard Wagner à Bayreuth, il écrit dans ses carnets une première critique de son ami. Non seulement il ne se sent plus lié avec ce dernier par la philosophie de Schopenhauer, mais Wagner s'est révélé un ami indiscret, ce qui conduira Nietzsche à ressentir certains propos de Wagner comme des offenses mortelles. Wagner soupçonna en effet Nietzsche de quelques penchants « contre-nature » censés expliquer son état maladif : « un effet de penchants contre nature préfigurant la pédérastie ».
Il abandonne alors ses idées sur l'Allemagne dans lesquelles il ne voit plus que grossièreté et illusions. Il discute longuement avec Paul Rée, avec qui il partage ses idées et son cynisme sur l'hypocrisie de la morale, et commence à écrire un livre, d'abord intitulé Le soc, puis Humain, trop humain. Quand Wagner reçoit ce dernier livre (envoi auquel il ne répondra pas), Cosima écrit dans son journal : « Je sais qu'ici le mal a vaincu. » L'antisémitisme de Cosima semble également avoir joué un rôle dans la rupture entre son mari et Nietzsche.
En 1878, Nietzsche obtient une pension car son état de santé l'oblige à quitter son poste de professeur. Commence alors une vie errante à la recherche d'un climat favorable aussi bien à sa santé qu'à sa pensée.

En 1882, alors qu'il a recouvré la santé et que son moral inquiète parfois ses amis par son exubérance, Nietzsche rencontre Lou Andreas-Salomé avec qui il projette de créer un « cercle des esprits libres », une « Trinité » (comprenant Rée) d'étude - au sens de la mythologie grecque. Nietzsche espérait à cette époque fonder un jardin épicurien exclusivement consacrée à la culture et acceptant hommes et femmes. Lou qui, à vingt et un ans, avait abjuré tout sentiment amoureux, repousse par deux fois une demande en mariage de Nietzsche, après lui avoir fait peut-être espérer des sentiments réciproques. Ce refus l'affecta profondément, lui qui, malgré ses critiques contre les femmes, sentait le besoin d'une compagne qui le comprenne. Avec la maladie, Nietzsche avait besoin de quelqu'un pour s'occuper de lui, et toutes les femmes de son entourage (sa mère et sa vieille amie Malwida von Meysenbug) le poussaient à se marier. La même année, il commence à écrire Ainsi parlait Zarathoustra lors d'un séjour à Nice. Nietzsche ne cesse d'écrire avec un rythme accru. Cette période prend brutalement fin le 3 janvier 1889 avec une « crise de folie » qui, perdurant jusqu'à sa mort, le place sous la tutelle de sa mère et de sa sœur.
Au début de cette folie, Nietzsche semble s'identifier aux figures mythiques et mystiques de Dionysos et du Christ, symboles pour lui de la souffrance et de ses deux interprétations les plus opposées. Pendant quelque temps, il sera encore capable de tenir des conversations, mais celles-ci sont stéréotypées, concernant les souvenirs d'avant la crise. Puis, au bout de quelque temps, il sombre dans un silence presque complet jusqu'à sa mort.
Nietzsche devenu aliéné, c'est sa sœur, Elisabeth, qui s'occupa de gérer la publication des œuvres et des carnets de son frère. Elle fonda dans ce but le Nietzsche-Archiv. Sœur dévouée que Nietzsche aimait profondément jusqu'à ce qu'elle se marie avec un antisémite virulent, Bernhard Förster. Elle fut une fervente admiratrice de Guillaume II et adhéra ensuite au parti nazi, rencontrant Hitler (qu'elle soutint comme elle soutint également Mussolini). Elle fit publier les dernières œuvres de Nietzsche, mais utilisera et manipulera certains extraits des textes de son frère afin de soutenir une cause nationaliste et antisémite. Elle composa La Volonté de puissance, un livre dont Nietzsche élabora plusieurs plans sans l'achever, préférant en faire plusieurs livres. Elle écrivit également plusieurs livres sur son frère dont le caractère hagiographique a été remis en cause. La critique historique a établi qu'Elisabeth procéda à des falsifications des œuvres de jeunesse, des lettres et des fragments posthumes de son frère.


Caractères généraux de l'œuvre et de la pensée de Nietzsche :

De La Naissance de la Tragédie à ses dernières œuvres, Nietzsche s'est attaché à comprendre les conditions et les moyens de l'ennoblissement et de l'élévation de l'homme. Aussi, nombre de commentateurs ont-ils souligné que le thème fondamental et constant de la pensée de Nietzsche, à travers les nombreuses variations de ses écrits, est le problème de la culture — ou « élevage », problème qui comprend la question de la hiérarchie et de la détermination des valeurs propres à favoriser cette élévation. Ce projet embrasse une partie critique omniprésente dans son œuvre, la destruction des valeurs de l'idéalisme platonicien et chrétien qui ont gouverné jusqu'ici l'Occident et qui, selon Nietzsche, menacent de conduire l'humanité à son auto-suppression.
Au cours de sa vie, Nietzsche a exprimé cette volonté d'une élévation de l'homme soit par une métaphysique d'artiste, soit par une étude historique des sentiments et des représentations moraux humains, soit enfin par une affirmation de l'existence tragique, au travers des notions de « Volonté de puissance », « d'Éternel Retour » et de « Surhomme ». Ces thèmes, sans s'exclure, se succèdent, parfois en s'approfondissant et s'entremêlant les uns aux autres, comme lorsque la philosophie de l'affirmation se présente sous la forme d'une exaltation de la puissance créatrice humaine.
On a parfois divisé l'œuvre de Nietzsche en trois périodes, en mettant en avant la prééminence de l'un ou l'autre de ces thèmes. On distingue ainsi une période comprenant La Naissance de la Tragédie et les Considérations Inactuelles, période pendant laquelle Nietzsche s'engage, sous l'influence de Schopenhauer et de Wagner, en faveur d'une renaissance culturelle de la civilisation allemande. La deuxième période est la période positiviste (de Humain, trop humain au Gai Savoir) ; Nietzsche rompt avec le wagnérisme, et développe une pensée historique et psychologique influencée par les moralistes français. La troisième période va de Ainsi parlait Zarathoustra à ses derniers textes ; c'est la période de maturité teintée d'un mysticisme symbolisé par l'Éternel Retour.
Cette périodisation a été contestée à plusieurs reprises, ce qui souligne une difficulté pour l'interprétation des textes de Nietzsche.
Ces difficultés sont encore accentuées par la forme stylistique choisie par Nietzsche à partir de Humain, trop humain. Il décide en effet d'exposer sa pensée sous la forme d'aphorismes qui se suivent plus ou moins thématiquement, ou qu'il regroupe par chapitre.


Concept central de la pensée de Nietzsche, La volonté de puissance :

Le concept de Volonté de puissance est l'un des concepts centraux de la pensée de Nietzsche, dans la mesure où il est pour lui un instrument de description du monde. C'est pourquoi il est souvent utilisé pour exposer l'ensemble de sa philosophie.
On peut traduire Wille zur Macht par "volonté vers la puissance" car le datif, en allemand, rend compte de cette idée de tension. En effet, il ne s'agit pas d'une volonté de puissance en tant que telle car on ne veut pas la puissance au sens traditionnel de la volonté, mais en revanche il existe quelque chose dans la volonté qui affirme sa puissance. Le concept de volonté de puissance est construit de cette manière contre toute la tradition philosophique depuis Platon, qui préconise deux manières de saisir l'essence du vivant : le Conatus, chez Spinoza (le fait de "persévérer dans l'être") et le vouloir-vivre chez Schopenhauer (Nietzsche fut conquis par la philosophie de Schopenhauer avant de la critiquer). Mais chez Nietzsche, vivre n'est en aucune façon une conservation, au contraire, pour lui, se conserver c'est s'affaiblir dans le nihilisme, seul le dépassement de soi (Selbst-Überwindung) de la puissance par la volonté et de la volonté par la puissance est essentiel à la vie et donne son sens à la volonté de puissance.
En tant que description du monde, la Volonté de puissance est un concept métaphysique, puisqu'il qualifie l'étant en sa totalité :
« L'essence la plus intime de l'être est la volonté de puissance. »
Tout étant est pour Nietzsche Volonté de puissance, et il n'y a d'être qu'en tant que Volonté de puissance. En ce sens, ce fragment résume la philosophie de Nietzsche ; mais c'est aussi, selon Nietzsche, le point de départ de son projet de réévaluer les valeurs traditionnelles de la métaphysique à partir d'une nouvelle perspective prise sur les valeurs humaines produites jusqu'ici, ce qui doit, d'une part, entraîner l'abolition des valeurs idéalistes platonico-chrétiennes, et, d'autre part, entraîner un mouvement antagoniste au développement de l'histoire sous l'influence de Platon, mouvement qui conduirait alors à une réévaluation de la vie.
Le but de Nietzsche est de saper par ce concept les fondements de toutes les philosophies passées (parce que le perspectivisme en montre le caractère dogmatique), et de renouveler la question des valeurs que nous attribuons à certaines notions (la vérité, le bien) et à notre existence, en posant la question de savoir ce qui fait la valeur propre d'une perspective : par exemple, quelle est la valeur de la valeur de la vérité ? La question qui découle pour Nietzsche de cette mise en question est de savoir si l'on peut établir ensuite une nouvelle hiérarchie des interprétations et sur quelles bases. Nietzsche n'est ainsi pas tant un prophète ou un visionnaire, dont une notion comme la Volonté de puissance serait le message, mais il se comprend lui-même comme le précurseur de philosophes plus libres, tant à l'égard des valeurs morales que des valeurs métaphysiques.
Mais la Volonté de puissance, en tant qu'interprétation de la réalité, prend de multiples dimensions, telles que l'éternel retour et le Surhomme. Une telle compréhension exclut principalement toute recherche d'un inconditionné derrière le monde, et de cause derrière les êtres (« fondement », « substance »), car c'est en tant que nous interprétons que nous concevons le monde comme Volonté de puissance : ainsi, l'énoncé sur l'essence doit-il être rapporté au perspectivisme pour éviter de faire de la Volonté de puissance une substance ou un être. Ceci suppose que d'autres interprétations sont possibles. Mais refusant le dogmatisme de l'être, Nietzsche refuse tout autant le relativisme qui pourrait découler de sa thèse du perspectivisme de la Volonté de puissance.
Les points principaux qui permettent de comprendre cette notion ont été exposés par Müller-Lauter qui a étudié l'ensemble des textes qui s'y rapportent. On peut retenir, selon lui, plusieurs usages de cette expression.
Considérée en général, la « Volonté de puissance » est une expression qui désigne la qualité générale de tout devenir : aucune réalité, si tout est devenir, ne peut demeurer dans ses propres limites. Être « volonté de puissance », c'est ne jamais être identique à soi, c'est être toujours porté au-delà de « soi ». Mais ce mouvement n'est possible que si l'on conçoit la puissance comme une exigence d'assimilation, de victoires contre des résistances : la Volonté de puissance s'accroît ainsi dans l'adversité, ou décroît et cherche d'autres moyens de s'affirmer. Nietzsche le dit de cette manière : être, c'est devenir plus.
Considérée en particulier, une volonté de puissance, c'est tel devenir, i.e. un être (tel homme par exemple). Si tout être devient, il ne se modifie pourtant pas arbitrairement, mais selon une structure, et plus exactement une structure de croissance, structure qui le définit ou qui fait comprendre comment il devient ; c'est cette structure qui est sa réalité agissante, individuelle, qui est sa volonté de puissance :
« Le nom précis pour cette réalité serait la volonté de puissance ainsi désigné d'après sa structure interne et non à partir de sa nature protéiforme, insaisissable, fluide. » (Par-delà bien et mal, § 36)
La volonté de puissance est donc la qualité d'action de la vie et du devenir, leur devenir plus, mais elle n'en est pas le principe au sens classique du terme.
S'appliquant au vivant, la Volonté de puissance possède en outre une dimension pathologique associée au sentiment de puissance que Nietzsche avait commencé à thématiser dès « Auror »e :
« La vie (…) tend à la sensation d'un maximum de puissance ; elle est essentiellement l'effort vers plus de puissance ; sa réalité la plus profonde, la plus intime, c'est ce vouloir. ».
« Ma volonté survient toujours en libératrice et messagère de joie. Vouloir affranchit : telle est la vraie doctrine de la volonté et de la liberté […]. Volonté, c'est ainsi que s'appellent le libérateur et le messager de joie […] que le vouloir devienne non-vouloir, pourtant mes frères vous connaissez cette fable de folie ! Je vous ai conduits loin de ces chansons lorsque je vous ai enseigné : la volonté est créatrice ».[29]
Ainsi, Nietzsche va à l'encontre des philosophies faisant du bonheur le Bien Suprême, et de sa recherche le but de toute vie, et notamment des philosophies eudémonistes antiques, épicurisme et Cyrénaïsme - qui ne parvenaient pas à expliquer la persistance du mal - en tête. Cette position se retrouve notamment dans cette déclaration « il n'est pas vrai que l'homme recherche le plaisir et fuit la douleur : on comprend à quel préjugé illustre je romps ici (…). Le plaisir et la douleur sont des conséquences, des phénomènes concomitants ; ce que veut l'homme, ce que veut la moindre parcelle d'un organisme vivant, c'est un accroissement de puissance. Dans l'effort qu'il fait pour le réaliser, le plaisir et la douleur se succèdent ; à cause de cette volonté, il cherche la résistance, il a besoin de quelque chose qui s'oppose à lui… ».
Pathos et structure :
Pour Nietzsche, la volonté de puissance possède donc un double aspect : elle est un pathos fondamental et une structure.
Aussi une volonté de puissance peut-elle s'analyser comme une relation interne d'un conflit, comme structure intime d'un devenir, et non seulement comme le déploiement d'une puissance : Le nom précis pour cette réalité serait la volonté de puissance ainsi désigné d'après sa structure interne et non à partir de sa nature protéiforme, insaisissable, fluide. La volonté de puissance est ainsi la relation interne qui structure un jeu de forces (une force ne pouvant être conçue en dehors d'une relation). De ce fait, elle n'est ni un être, ni un devenir, mais ce que Nietzsche nomme un pathos fondamental, pathos qui n'est jamais fixe (ce n'est pas une essence), et qui par ce caractère fluide peut être défini par une direction de la puissance, soit dans le sens de la croissance soit dans le sens de la décroissance. Ce pathos, dans le monde organique, s'exprime par une hiérarchie d'instincts, de pulsions et d'affects, qui forment une perspective interprétative d'où se déploie la puissance et qui se traduit par exemple par des pensées et des jugements de valeur correspondants.
La Volonté de puissance comme interprétation :
Pensée par Nietzsche comme la qualité fondamentale d'un devenir, la Volonté de puissance permet d'en saisir la structure (ou type), et, partant, d'en décrire la perspective. En ce sens, la Volonté de puissance n'est pas un concept métaphysique mais un instrument interprétatif (selon Jean Granier, contre l'interprétation de Heidegger. Dès lors, pour Nietzsche, il s'agit de déterminer ce qui est interprété, qui interprète et comment.
Le corps comme fil conducteur :
Nietzsche prend pour point de départ de son interprétation le monde qu'il considère comme nous étant donné et le mieux connu, à savoir le corps. Il prend ainsi, jusqu'à un certain point, le contre-pied de Descartes, pour qui notre esprit (notre réalité pensante) nous est le mieux connu. Toutefois, l'idée de Nietzsche n'est pas totalement opposée à la pensée cartésienne, puisque selon lui nous ne connaissons rien d'autre que le monde de nos sentiments et de nos représentations, ce qui peut se comparer à l'intuition de notre subjectivité chez Descartes. Ainsi le corps n'est-il pas pour Nietzsche en premier lieu le corps objet de la connaissance scientifique, mais le corps vécu : notre conception de l'être est une abstraction de notre rythme physiologique.
Toute connaissance, comme Kant l'avait déjà établi avant Nietzsche, doit prendre pour point de départ la sensibilité. Mais, au contraire de Kant, Nietzsche tient, comme Arthur Schopenhauer, que les formes de notre appréhension de l'existence relèvent en premier lieu de notre organisation physiologique (et de ses fonctions : nutrition, reproduction), tandis que les fonctions jugées traditionnellement plus élevées (la pensée) n'en sont que des formes dérivées.
Aussi, pour Nietzsche, nous ne pouvons rien connaître autrement que par analogie avec ce qui nous est donné, i.e. que toute connaissance est une reconnaissance, une classification, qui retrouve dans les choses ce que nous y avons mis, et qui reflète notre vie la plus intime (nos pulsions, la manière dont nous sommes affectés par les choses et comment, de là, nous les jugeons). Le monde dans son ensemble, lorsque nous tentons une synthèse de nos connaissances pour le caractériser, n'est jamais que le monde de notre perspective, qui est une perspective vivante, affective. C'est pourquoi Nietzsche peut dire du monde qu'il est Volonté de puissance, dès lors qu'il a justifié que l'homme, en tant qu'organisme, est Volonté de puissance. Pour Nietzsche, nous ne pouvons faire autrement que de projeter cette conception de l'être qui nous appartient du fait que nous vivons, et cela entraîne également pour conséquence que la connaissance est interprétation, puisqu'une connaissance objective signifierait concevoir une connaissance sans un sujet vivant. En conséquence, l'être n'est pas d'abord l'objet d'une quête de vérité, l'être est, pour l'homme, de la manière la plus intime et immédiate, vie ou existence.
À partir de ce perspectivisme, Nietzsche estime que toute science (en tant que schématisation quantitative) est dérivée nécessairement de notre rapport qualitatif au monde, elle en est une simplification, et répond à des besoins vitaux :
«… nous nous rendons compte de temps en temps, non sans en rire, que c'est précisément la meilleure des sciences qui prétend nous retenir le mieux dans ce monde simplifié, artificiel de part en part, dans ce monde habilement imaginé et falsifié, que nolens volens cette science aime l'erreur, parce qu'elle aussi, la vivante, aime la vie ! »[32]
Dans un premier temps, à l'époque des « Considérations Inactuelles », Nietzsche avait déduit de ce point de départ que nous ne pouvons comprendre la matière autrement que comme douée de qualités spirituelles, essentiellement la mémoire et la sensibilité, ce qui signifie que nous anthropomorphisons spontanément la nature. Il avait ainsi tenté de dépasser d'un seul coup le matérialisme et le spiritualisme qui opposent tous deux la matière et la conscience d'une manière qui demeure inexpliquée. Or, Nietzsche supprimait ici le problème, en posant l'"esprit" comme matière. Avec le développement de la notion de Volonté de puissance, Nietzsche ne rompt pas avec cette première thèse de sa jeunesse, puisque les qualités attribuées à cette puissance sont généralisables à l'ensemble de ce qui existe ; de ce fait, Nietzsche suppose que l'inorganique pourrait posséder, comme toute vie, sensibilité et conscience, du moins dans un état plus primitif. Cette thèse peut faire penser à la conception antique (aristotélicienne et stoïcienne) de la nature, qui fait naître un être plus complexe d'un état antérieur (par exemple, l'âme-psychè naît de la physis en en conservant les qualités).
Interprétation, apparence et réalité :
Cette méthode interprétative implique une réflexion de fond à propos des concepts traditionnels de réalité et d'apparence. En effet, puisque Nietzsche s'en tient à un strict sensualisme (qui nécessite toutefois une interprétation), la réalité devient l'apparence, l'apparence est la réalité : « Je ne pose donc pas l'"apparence" en opposition à la "réalité", au contraire, je considère que l'apparence, c'est la réalité. »
Mais de ce fait, les concepts métaphysiques de réalité et d'apparence, et leur opposition, se trouvent abolis :
« Nous avons aboli le monde vrai : quel monde restait-il ? Peut-être celui de l'apparence ? … Mais non ! En même temps que le monde vrai, nous avons aussi aboli le monde des apparences ! »[35]
En quoi consiste alors la réalité ? Pour Nietzsche,
« La "réalité" réside dans le retour constant de choses égales, connues, apparentées, dans leur caractère logicisable, dans la croyance qu'ici nous calculons et pouvons supputer. »
Autrement dit, la réalité qui nous est "donnée" est déjà un résultat qui n'apparaît que par une perspective, structure de la volonté de puissance que nous sommes. La pensée de Nietzsche est donc une pensée de la réalité comme interprétation, reposant sur une thèse sensualiste, tout ceci supposant que toute interprétation n'existe qu'en tant que perspective. À partir de cette thèse perspectiviste, la question qui se pose à Nietzsche (comme elle s'était posée à Protagoras, cf. le dialogue de Platon) est de savoir si toutes les perspectives (ou interprétations) se valent. La généalogie vient répondre à cette question.
Le génie du cœur :
Si la Volonté de puissance peut être vue comme un effort fait par Nietzsche pour penser l'être et le devenir, il s'efforce cependant de ne pas réduire sa compréhension de l'existence à une notion dont il craint qu'elle ne devienne le support d'un système rigide et métaphysique. Aussi trouve-t-on, à la fin de « Par-delà bien et ma »l, une évocation volontairement mystérieuse, d'un génie du cœur qui, comme son nom l'indique, est une inspiration intérieure, indicible et qui parle à notre être le plus intime, inspiration dont le symbole divin est Dionysos. Dionysos est ainsi le symbole presque mystique de notre rapport au monde en tant que Volonté de puissance : quand nous écoutons notre cœur, c'est Dionysos que nous entendons parler.

Œuvres :

« La Philosophie à l'époque de la tragédie grecque »
« La Naissance de la tragédie » (Die Geburt der Tragödie) (1871 - janvier 1872)
« Vérité et mensonge au sens extra-moral » (inachevé) (1873)
« Considérations inactuelles » (Unzeitgemässe Betrachtungen) (1873 - 1876)
« Humain, trop humain „(Menschliches, Allzumenschliches) (1878)
„Aurore » (Morgenröte) (1881)
« Le Gai Savoir » (Die fröhliche Wissenschaft) (1882 et 1887)
« Ainsi parla (ou parlait) Zarathoustra » (Also sprach Zarathustra), (1885)
« Par-delà bien et mal » (Jenseits von Gut und Böse) (1886)
„Généalogie de la morale »(Zur Genealogie der Moral) (1887)
« Le Cas Wagner » (Der Fall Wagner) (1888)
« Les Dithyrambes de Dionysos » (1888)
« Le Crépuscule des idole »s (Götzen-Dämmerung) (1888, publié en janvier 1889)
« Nietzsche contre Wagner » (Nietzsche contra Wagner, publié en février 1889)
« L'Antéchrist » (Der Antichrist) (1888, publié en novembre 1894)
« Ecce homo » (1888, publié en avril 1908)
« Fragments posthumes » (1854 - 1889)
« La Volonté de puissance » (recueil établi par la sœur du philosophe)

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